Le FC Midtjylland ou le laboratoire de l’innovation
En 2014, dans un coin perdu du Danemark, un club décide de placer son destin entre les mains du Big Data. Quelques années plus tard, il continue d’essayer de penser le football toujours avec un coup d’avance.
écrit par Imanol Corcostegui ⸱ photos de Bertrand Desprez ⸱ publié le 28 avril 2022
revenir à l'accueil
Le club de la rationalité absolue
Il paraît que c’est ici, à Herning, fief du FC Midtjylland, qu’on peut découvrir à l’avance
l’avenir du foot.
Que les méthodes follement novatrices employées dans ce club du cœur du Jutland, la péninsule qui constitue l’essentiel du pays, finissent par être adoptées, des années plus tard, par les grandes équipes d’Europe et devenir tout ce qu’il y a de plus banal. Ici, c’est Herning, donc, et Herning, c’est nulle part, rigolent les gens du coin : une ville de 50 000 habitants perdue dans le vert des plaines à trois heures de route à l’ouest de Copenhague ; une rue principale, si tranquille, si propre, à la danoise, avec ses boutiques en brique rouge et ses pavés mouillés ; un stade de 12 000 places qui sent le neuf, installé en bord d’autoroute, au milieu d’une zone commerciale fantôme.
Mi-février, le FC Midtjylland reçoit le PAOK Salonique.
On y atterrit un jour pluvieux de duel de Ligue Europa Conférence, la coupe des troisièmes couteaux du Vieux Continent, contre les Grecs du PAOK Salonique. Le genre de match qui raconte bien le foot d’aujourd’hui, celui des effectifs mondialisés qui se battent pour un petit bout de gloire, où il n’y a pas de quoi grimper aux rideaux mais qui offre toujours au spectateur quelque chose à grignoter : la passe lumineuse d’une pépite danoise qu’on verra un jour plus haut, la dégaine improbable d’un attaquant du Surinam, les courses aléatoires d’un ex-grand espoir qui se retrouve là sans trop savoir pourquoi, usé par une carrière décousue. A première vue, rien de terriblement original. Ah si, quand même, en tribunes, une flopée de recruteurs aux écussons renommés – Manchester City, Borussia Dortmund, l’OL, le LOSC… - qui luttent contre le froid glacial en avalant des litres de café trop light distribués par le club.
Chez nous, il y a une très grande proximité entre les clubs et leurs fans
Il y a aussi cette étonnante coutume qui rythme chaque match à domicile de Midtjylland : une heure avant le coup d’envoi, dans un bar du stade aménagé par les supporters, l’entraîneur adjoint vient répondre aux questions de fans occupés à dévorer des saucisses géantes arrosées de Tuborg. « C’est ça, Midtjylland, un club familial, encore plus accessible que les deux gros du Championnat, Brondby et le FC Copenhague, admire Elle, joviale supportrice du club depuis sa création. Les joueurs viennent même parfois ici jouer au billard avec nous. » Une particularité danoise. « Chez nous, il y a une très grande proximité entre les clubs et leurs fans ; en discutant avec mes homologues européens, je me rends compte que c’est rare, insiste Christian Rothmann, président de la DFF, l’association officielle des supporters danois. C’est à la fois culturel et un passage obligé : les clubs ne peuvent compter sur des touristes pour remplir les stades. »
Sur un mur du bar, une galerie de photos rend hommage à tous les fans du FC Midtjylland qui ont perdu la vie. Ils sont… trois. Le club fête en effet ses vingt-trois ans d’existence à peine et la rapidité de son ascension défie les lois du foot : trois titres de champion du Danemark (2015, 2018 et 2020), quelques coups d’éclat en Coupe d’Europe (une victoire 2-1 contre Manchester United en 2016), une participation à la Ligue des champions l’an passé. Ces dernières années, des médias du monde entier se sont pressés ici pour raconter cette success-story digne d’un film hollywoodien.
En 2014, Rasmus Ankersen, ancien joueur du club devenu auteur de livres à succès sur le sport et le monde de l’entreprise, consultant pour Google, McDonald’s ou Coca-Cola, rencontre l’Anglais Matthew Benham, businessman qui a fait fortune dans les paris sportifs, propriétaire du Brentford FC (alors en D3, aujourd’hui en Premier League) et fondateur de Smartodds, boîte à la pointe de l’analyse statistique dans le foot. Ankersen convainc Benham de racheter le FC Midtjylland (pour 8,5 millions d’euros) et les deux hommes s’attellent à un projet alors inédit : transformer la petite écurie danoise en « Big Data club » dont tous les choix reposeraient sur l’étude de statistiques. Succès instantané : depuis, le FC Midtjylland n’a jamais quitté les trois premières places du Championnat et si Ankersen est parti en janvier tester ses idées à la tête du FC Southampton, Benham reste propriétaire et les datas continuent de guider les décisions du club.
Penser en-dehors des clous, c’est une tradition dans un petit pays de 6 millions d’habitants comme le Danemark et dans cette région, on le fait dix fois plus fort. L’innovation est dans nos gènes
Depuis un salon lumineux qui surplombe la pelouse du stade, Claus Steinlein, président du FC Midjtylland à l’allure débonnaire – quelque part entre Darren Tulett et Jurgen Klopp – pointe du doigt la salle de concert qui jouxte l’enceinte sportive. « Britney Spears et Lady Gaga y sont passées ! A Herning ! Copenhague voulait en monter une aussi mais notre ville l'a devancée car ici, dès qu’on pense, on fait. Il y a cent ans, dans cette région, il n’y avait rien. Pas de ressources, peu de gens, pas d’océan, juste de la terre, très dure, presque inexploitable. Pour se développer, il a fallu un travail intense, un sacré sens du collectif et une capacité à trouver de nouvelles idées. Voilà ce qu’est le FC Midjtylland. Penser en-dehors des clous, c’est une tradition dans un petit pays de 6 millions d’habitants comme le Danemark et dans cette région, on le fait dix fois plus fort. L’innovation est dans nos gènes : en 2004, tous les acteurs du foot danois ont été invités à visiter le centre de formation du FC Nantes. Eh bien, nous, dans la foulée, on a construit le nôtre, la première académie de l’histoire du Danemark ! Alors, quand Matthew Benham nous a parlé du Big Data, on a tout de suite trouvé ça intéressant. » En anglais, Steinlein dit qu’ici, l’« outthinking » l’emportera toujours sur le « outspending » : penser mieux plutôt que dépenser plus.
Et cela commence par une idée toute simple : puisque le monde du foot vit au gré des émotions de ses acteurs – la colère et l’impatience quand un entraîneur est viré du jour au lendemain, la panique ou l’excès d’enthousiasme quand des millions sont dépensés pour des joueurs qui ne les valent pas toujours – le FC Midjtylland se veut le club de la rationalité absolue.
Le FC Midjtylland se veut le club de la
rationalité absolue.
« Dans le foot, les gens n’écoutent souvent que leur cœur, ce qui peut faire prendre de mauvaises décisions, et leurs yeux, ce qui fait croire à certaines idées reçues comme ‘’le vainqueur a toujours raison’’ ou ‘’le classement ne ment jamais’’. Nous, on utilise surtout notre cerveau. On pense par exemple que le classement ment toujours car les résultats dépendent trop souvent de la chance et ne reflètent pas le contenu des matches. » Le club préfère donc se fier à un concept créé par son propriétaire : « le classement de la justice », basé sur des statistiques-clés comme les expected goals (mesurant le nombre de « vraies » occasions de but) et pondéré par plusieurs données (les derniers matches comptent par exemple plus que ceux d’il y a six mois). « Pas mal de présidents de club m’appellent pour savoir combien ils sont au classement de la justice, s’esclaffe Steinlein.
Il nous arrive d’être très contents à l’issue d’une saison où l’on n’a fini que troisième au classement réel mais où l’équipe a progressé ou, à l’inverse, mécontents après un titre de champion si on ne s’est pas développé comme on le souhaitait. » Pour juger le développement de son équipe, que le club veut agressive et rapide dans les transitions, le FC Midtjylland s’appuie sur quelques datas développées par SmartOdds – le temps moyen nécessaire à la récupération de la balle par exemple - et les compare avec celles d’équipes de niveau supérieur mais au style de jeu similaire, comme le Zenith Saint-Pétersbourg ou le Red Bull Salzbourg. Ici, la data est partout, tout le temps : pendant les matches – le coach reçoit avant son speech de la mi-temps des données sur la première période - pour améliorer la préparation physique et, évidemment, pour penser le recrutement.
Au FC Midtjylland, la moyenne d'âge des employés est moins élevée qu'ailleurs.
Ces dernières années, le club s’est spécialisé dans l’art d’aller dénicher des joueurs passés sous les radars et de les revendre bien plus cher, comme l’attaquant norvégien Alexander Sorloth, acheté 400 000 euros aux Pays-Bas en 2017 et cédé un an plus tard à Crystal Palace pour 10 millions d’euros. Visage poupon, costume élégant, Kristian Kjaer, le tout jeune responsable du recrutement (33 ans), refuse de s’étendre sur la nature exacte des données de scouting fournies par la centaine d’employés de Smartodds. « C’est un secret industriel, sourit-il. Mais elles sont très avancées et de plus en plus précises. Certains marchés, comme la Scandinavie, nous intéressent particulièrement car ils ne sont pas exploités à fond et restent dans nos moyens. On se déplace aussi, on lit parfois les forums de fans pour en savoir plus sur les joueurs, la data ne nous gouverne pas, elle nous éclaire. »
Kristian Kjaer, responsable du recrutement.
La collaboration avec Brentford nous est utile. Quand ils voient un joueur intéressant mais pas assez bon pour la Premier League, ils nous en parlent et de notre côté, si un joueur coûte dix fois plus que ce que nous pouvons dépenser, on leur suggère son nom.
On leur fait remarquer que cette saison, l’effectif accueille sept joueurs brésiliens, dont l’ancienne gloire Vagner Love, et qu’on pourrait attendre plus original de la part du « club le plus innovant du monde » comme il est souvent surnommé. « Le marché brésilien nous intéresse justement parce qu’il est vaste et traité de façon irrationnelle, répond Kristian Kjaer. Beaucoup de clubs mettent des sommes très importantes sur des joueurs qui ne le méritent pas forcément ; nous, nous proposons le juste prix sur des joueurs qui évoluent dans des équipes pas forcément très scrutées. » La rationalité, toujours.
La liste des
innovations imaginées
par le FC Midjtylland est longue comme un soir d’hiver à Herning.
« Une idée forte qu’on a eue, c’est le travail sur les coups de pied arrêtés, raconte Steinlein. Pour nous, il y a deux sports différents : le football et les coups de pied arrêtés, qui, dans le fond, ressemblent presque plus au football américain. On a été le premier club à y accorder autant d’attention, à former des coaches spécifiques, à passer beaucoup de temps à les travailler à l’entraînement. » Là aussi, carton immédiat : en 2015, les Danois deviennent, derrière l’Atlético de Madrid, le deuxième club européen au nombre de buts sur phases arrêtées, près d’un par match en moyenne ! « Aujourd’hui, beaucoup de clubs s’y sont mis, Manchester United a même reconnu s’être inspiré de nous pour développer cette dimension du jeu ! », clame-t-il avec fierté.
À quoi ressemble l’avenir du foot ?
Le lendemain du match, dans la ville voisine d’Ikast, le centre d’entraînement du FC Midjtylland se réveille doucement.
On imaginait une sorte de laboratoire aux fenêtres teintées, rempli de data scientists, de gadgets technologiques dernier cri et d’ordinateurs en surchauffe, ambiance Silicon Valley. Rien de tout ça, un terrain au charme bucolique côtoie un grand bâtiment un peu vieillot que le FC Midjtylland partage avec le club de hand féminin d’Ikast. A l’intérieur, les couloirs sont décorés par des souvenirs de gloire toute fraîche : des cadres affichant les résultats des matches européens, les photos des internationaux formés ici comme Simon Kjaer, le capitaine de la sélection, ou Pione Sisto…
Au-delà du foot, ce qui nous anime, c’est cette idée très danoise de vouloir être heureux tous ensemble, de tout partager comme une famille, guidée par une ambition énorme
Le staff de l’équipe première est installé dans un open-space au milieu des éducateurs des équipes de jeunes. « C’est ça, notre vrai secret ! s’exclame le directeur sportif Svend Graversen, au club depuis 2002. Au-delà du foot, ce qui nous anime, c’est cette idée très danoise de vouloir être heureux tous ensemble, de tout partager comme une famille, guidée par une ambition énorme. Le président, les différents chefs, nous sommes tous au club depuis très longtemps ! C’est si rare, c’est ça qui nous permet d’être clair sur où nous voulons aller et de ne jamais oublier qui on est. Nos innovations n’auraient jamais marché sans ces valeurs humaines. » Affable, enthousiaste, il ne s’arrête plus : « Nous sommes en train de construire un centre d’entraînement qui sera bâti à l’inverse de ce que font tous les grands clubs ! Il n’y aura pas de sécurité, pas de clôture, ce sera ‘’entrez donc !’’ Les pros se mélangeront à l’école de foot, tout le monde interagira, mangera ensemble. »
Erik Sviatchenko, capitaine du FC Midtjylland.
Le réfectoire actuel du FC Midtjylland ressemble à une boutique d’art déco, cosy, peuplée de canapés en cuir vert, de jolies tables en bois, de bougies, de plantes, dans les règles du hygge, l’intuition danoise qu’une atmosphère délicate aide au bonheur. Attablé face à un plat de lasagnes, Erik Sviatchenko, 30 ans, capitaine de ce club où il a été formé, incarne à la perfection le foot danois qui pense autrement. « Dans notre pays, la distance, y compris économique, entre les gens n’est pas énorme, nous avons un modèle social qui prend soin de tout le monde et cela se traduit dans ce club qui valorise l’être humain. La hiérarchie est moins forte qu’ailleurs, tu peux donner ton opinion, la rationalité du club vient de là aussi, d’écouter beaucoup d’avis. »
Fils d’un artiste contemporain de renommée internationale, spécialisé dans les collages, le défenseur central, qui, gamin, visitait les très courus salons d’art de Paris ou Londres, est un footballeur qui s’exprime aussi loin du terrain ; c’est lui qui choisit l’uniforme porté par l’équipe avant et après les matches. « J’ai joué au Celtic Glasgow (2016-2018) et le coach Brendan Rodgers nous avait demandés de nous habiller pareil car c’est un moyen d’être unis. Avoir d’autres passions me nourrit : avec mon père, on va créer et installer des collages dans le nouveau centre d’entraînement, comme il l’a fait ici pour pousser à la réflexion et à la détente. »
Un gamin de 6 ans pourra se retrouver à manger avec l’équipe professionnelle, c’est ça qui entretient les rêves et les rend réalisables
Avant de reprendre la route, on demande au directeur sportif Svend Graversen sur quelles innovations planche le FC Midtjylland et, c’est une autre façon de le dire, à quoi ressemble l’avenir du foot selon lui. « On travaille sur de la réalité virtuelle à intégrer aux entraînements et sur des datas de profil psychologique pour améliorer le recrutement car c’est là que les clubs font les plus grosses erreurs : un joueur peut être très bon mais ne pas convenir à la culture d’un club. Et notre grande priorité, c’est d’accélérer et perfectionner le développement individuel des joueurs, et former de plus en plus jeune, c’est le sens de notre projet majeur, la ‘’goldmine school’’ qu’on a lancée en 2019. »
Une école regroupant une centaine d’élèves âgés de 6 à 15 ans, bientôt intégrée dans le nouveau centre d’entraînement. « L’idée, c’est que les enfants s’amusent, apprennent à être eux-mêmes, s’entraînent beaucoup et baignent dans un environnement de haut niveau, explique Claus Steinlein. Un gamin de 6 ans pourra se retrouver à manger avec l’équipe professionnelle, c’est ça qui entretient les rêves et les rend réalisables. Le principe de notre enseignement, c’est que tout le monde est capable de tout apprendre mais que chacun a sa façon de le faire. Certains ont une mémoire visuelle, auditive, d’autres apprennent avec le corps… Il faut s’adapter à chaque élève. »
Flemming Broe, directeur de l’académie.
L’ambition, comme toujours ici, est démesurée : qu’un Ballon d’Or ou un Premier ministre sorte de la « goldmine school » en 2035. Et, plus modestement, de renforcer les rangs du FC Midjtylland. Car, victime de son succès, représentant d’un foot danois en pleine expansion, le club doit faire face à une fuite des cerveaux. Ses jeunes joueurs, issus d’un centre de formation parmi les plus performants du pays (le club fait partie des quinze meilleurs de Youth League), sont de plus en plus ardemment courtisés par les géants d’Europe et ces derniers temps, ses coaches de coups de pied arrêtés ont tous rejoint des destinations plus clinquantes : l’un à Aston Villa, un autre a été recruté par Hansi Flick, le sélectionneur de la Mannschaft.
Et Thomas Gronnemark est parti vendre ses services aux quatre coins du monde.
Le grand maître des touches et l'inventeur de fumigènes
On rencontre Thomas Gronnemark à 50 kilomètres de là, à Skive, une petite ville qui ferait passer Herning pour une mégalopole bouillonnante, au bout d’une route monotone, égayée par des lacs et des forêts qui font la joie des randonneurs.
Par mail, il avait tenu à nous préciser, majuscule à l’appui : « Je ne suis PAS un produit du FC Midtjylland, je me suis construit tout seul. » Il nous attend près d’un stade d’athlétisme, les yeux rougis par les effets du décalage horaire : Gronnemark rentre tout juste des Etats-Unis, où il a dispensé ses services à un club de MLS. Son métier ?
Entraîneur...de touches
Ancien bon footballeur U19, puis membre de l’équipe danoise de bobsleigh, le gaillard de 46 ans aux bras épais comme des jambons doit son étrange vocation à un concept génial, inventé avec ses collègues du bob. « Dans l’équipe, on était vraiment innovants, on s’entraînait par exemple en poussée avec des bandeaux sur les yeux pour avoir un meilleur ressenti. On avait inventé le classement McGyver, un outil qui encourage la créativité : sur un tableau, on inscrivait toutes nos idées farfelues et on leur mettait une note. Un jour, pendant un échauffement, alors qu’on faisait un petit foot, j’ai fait une longue touche, c’était mon truc quand j’étais joueur, et tout le monde m’a regardé : ‘’Mais comment tu l’envoies aussi loin ?’’ Je leur ai dit : et si j’apprenais aux gens à faire ça ? Ils m’ont mis un 7 sur 10, ça m’a motivé », éclate-t-il de rire.
Gronnemark se rend alors compte que le travail sur le sujet est une science totalement inexploitée, il n’en revient d’ailleurs toujours pas : « C’est fou : les équipes font entre 40 et 60 touches par match mais c’est un aspect du jeu qui a toujours été négligé. »
Regardez les commentateurs : si une équipe perd la balle après chaque touche, ils ne le remarqueront pas, alors que si un joueur loupe une passe au milieu de terrain, ils le verront tout de suite
« Ça s’améliore mais le monde du foot a toujours été très à l’ancienne, à des années-lumière de l’athlétisme ou du bobsleigh qui ont l’habitude de penser les détails. »
Le gaillard, mélange très danois de gentillesse absolue et de détermination délirante – « J’aimerais que le monde entier progresse sur les touches » - passe ensuite des années à creuser le sujet, décortique des centaines de matches, obtient même un temps le record Guinness de la touche longue (51,33 mètres), commence à collaborer avec des clubs danois, Viborg, puis, bien sûr, Midjtylland qui, entre 2015 et 2018, marquera 35 buts suite à une touche longue…
En juillet 2018, un coup de fil change sa vie.
« Mon téléphone était en mode silence, j’ai vu qu’il y avait un numéro en +44 qui m’avait appelé, je pensais que c’était un type qui vendait des stylos ou je ne sais pas quoi¸ raconte-t-il, les yeux encore brillants. Quand j’ai écouté mon répondeur, c’était Jurgen Klopp de Liverpool ; si je n’avais pas été assis en voiture, je serais tombé à la renverse. Quand je l’ai eu, il m’a expliqué qu’il venait de vivre une saison fantastique – la 4e place en Premier League, la finale de la Ligue des champions – mais que son équipe perdait la balle presque à chaque fois qu’elle avait une touche à jouer. Il avait découvert mon histoire dans un journal allemand. »
Jurgen Klopp et Thomas Gronnemark.
L’effet Gronnemark, qui se rend, depuis, à Liverpool plusieurs fois par an, portera ses fruits. « La saison d’avant mon arrivée, ils avaient une possession de 45,4% après touche sous pression. A la fin de ma première année d’intervention, on est passé à 68,4%, meilleur ratio de Premier League et n°2 de toute l’Europe juste après… le FC Midjtylland. » Gronnemark travaille désormais avec une dizaine de clubs chaque année : aux Pays-Bas (Ajax), en France (Toulouse), en Italie, au Portugal, en Belgique, en Turquie, au Mexique, au Brésil… « Certains ne veulent pas que ça se sache », sourit-il.
Son domaine d’expertise se divise en deux parties : les touches longues et ce qu’il appelle « la touche rapide et intelligente ». Pour la première, la clé, c’est « une bonne position, un transfert d’énergie maîtrisé et un élan adapté au lanceur. La flexibilité est bien plus importante que la force ».
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
La touche longue
Pour la seconde partie, Gronnemark a bâti une méthode complexe, adaptée au style de jeu de chaque équipe, aux différentes zones du terrain, au placement adverse. « Mais je n’apprends jamais aux joueurs des mouvements robotisés ; mon travail, c’est de leur inculquer la science de la création d’espaces et l’intelligence de touche. » Rien que ça.
Enseignant-chercheur du détail, virtuose mondial d’un art mineur, le roi des touches parle avec respect du modèle danois, ce « pays du bonheur » qui encourage l’innovation et la liberté d’agir, permettant l’émergence dans le sport de personnages comme lui ou Tommy Cordsen, l’inventeur d’un type de fumigènes qui pourrait révolutionner les tribunes de foot.
Tommy
Cordsen,
inventeur tout feu
tout flamme
Le foot, ce n’est pas vraiment son truc à Tommy Cordsen. L’après-midi du fameux Danemark-Finlande qui a vu Christian Eriksen s’effondrer sur la pelouse du Parken Stadium de Copenhague, le sexagénaire au crâne dégarni bricolait un vélo avec son voisin. Mais cet ex-employé d’une entreprise de feux d’artifice – « j’ai eu le privilège de gérer ceux de la fête d’anniversaire de la reine en 2000 » - a eu une idée qui a enflammé le monde du football. « Il y a quelques années, après avoir reçu un nouveau matériel pyrotechnique, j’ai fait quelques expérimentations et j’ai mis au point un fumigène à basse température. Je savais qu’il y avait beaucoup de soucis avec ça dans le foot. » Le Tifontaine, c’est le nom de son invention, a la particularité de brûler moins fort qu’un fumigène : à 1 000 degrés à 20 cm de la flamme, contre 1 300 pour un « fumi » classique, mais surtout sans projection et avec une flamme beaucoup moins haute et plus légère, la chaleur baissant alors.
On peut passer sa main dedans sans risque, on peut l’éteindre avec de l’eau, ce qui est impossible avec un autre fumigène. En plus, j’en ai créé de cinq couleurs différentes, ce qui offre aux fans la possibilité de les utiliser pour faire des animations. Quand j’ai appelé le président de l’association des supporters danois, il m’a répondu : ‘’Depuis le temps qu’on cherche une solution…’’
En décembre 2019, le Tifontaine est présenté dans le stade de Brondby.
Cordsen se met alors à travailler avec les supporters de Brondby et après avoir obtenu la licence de l’Union Européenne, une grande présentation est organisée dans le stade du club en décembre 2019, offrant aux yeux du monde une tribune entière brillant de mille feux jaunes et bleus. « Dans la foulée, ma boîte mail a explosé : on m’a écrit de partout ! J’ai envoyé des Tifontaine aux quatre coins de la planète, à des supporters, à des chercheurs, à la police de toute l’Europe. » Aux Etats-Unis, le président du club d’Atlanta United s’affiche, fumis froids à la main, dans un clip du rappeur Waka Flocka. En France, l’OM s’intéresse de très près au projet et commande une étude à des chercheurs de l’université d’Aix-Marseille. Leurs conclusions : « Le risque de brûlure est quasiment inexistant. » Ils listent une série de recommandations pour améliorer le prototype, en particulier pour renforcer sa luminosité et limiter sa toxicité. Point négatif : comme la fumée d’un Tifontaine est très faible, peut-on vraiment parler de fumigène ? Les premiers retours du monde ultra ne sont pas tous positifs.
C’est une excellente idée pour créer de nouveaux tifos mais ça ne remplacera sans doute pas les fumigènes classiques » — Christian Rothmann, président de l’association officielle des supporters danois
En tout cas, le produit reste à perfectionner, de nouveaux tests étaient prévus mais la crise sanitaire a surgi. « Le problème, c’est que le produit de base vient de Chine et qu’il faut se rendre là-bas pour poursuivre les expérimentations, souffle Tommy Cordsen. Vivement que le Covid disparaisse pour que l’on puisse relancer le projet. Moi, je continue à y croire. »
Thomas Gronnemark a un rêve : travailler avec la sélection danoise. « Peut-être qu’on discute, peut-être pas », glisse-t-il, mystérieux. Dans son pays, il est loin d’être le seul à aimer de plus en plus fort l’équipe nationale.
disponible
épisode 1
15 min
Le FC Midtjylland ou le laboratoire de l’innovation
En 2014, dans un coin perdu du Danemark, un club décide de placer son destin entre les mains du Big Data. Quelques années plus tard, il continue d’essayer de penser le football toujours avec un coup d’avance.
Disponible
épisode 2
15 min
La sélection nationale ou le football à visage humain
Près de trente ans après l’improbable sacre du Danemark à l’Euro 92, l’équipe nationale est parvenue à surmonter le choc de l’accident cardiaque de Christian Eriksen pour atteindre les demi-finales de l’Euro 2021. Son guide ? Kasper Hjulmand, un sélectionneur humaniste et atypique.
Disponible
épisode 3
10 min
Le FC Nordsjaelland ou la jeunesse au pouvoir
En Europe, aucun club professionnel n’aligne chaque semaine autant de jeunes joueurs que le FC Nordsjaelland. Détenue par une académie africaine, l’écurie de D1 a bâti un modèle unique qui repose exclusivement sur la formation. Au Danemark, le développement des jeunes talents a le vent en poupe.